semaine 20

Sous terre

Une édition originale par Thierry Robberecht, le 27 novembre 2023

© Serge Goldwicht

Je boite un peu, très peu, tellement peu que j’espère que personne ne s’en rend compte mais ce n’est pas le cas puisque tout le monde dans le quartier m’appelle le boiteux. Il est difficile à entendre ce surnom. Surtout quand on boite si peu.

Ce matin, j’ai découvert un aveugle, l’aveugle du quartier en difficulté dans l’escalier qui mène au métro. Naturellement je lui suis venu en aide. A votre démarche, je sens que vous êtes le boiteux m’a-t-il dit.

  • En effet, ai-je répondu, maussade.

  • Vous prenez le métro ? lui ai-je demandé.

  • Non, je rentre chez moi.

La réponse m’a paru étrange mais je n’ai fait aucun commentaire en soutenant l’aveugle dans cet escalier difficile qui mène droit sous la terre. Arrivés sur le quai, l’aveugle m’a dit qu’il fallait traverser la voie.

C’est dangereux, Vous êtes sûr ?

  • Evidemment ! Je sais où j’habite quand même.

  • Nous avons traversé la voie. L’aveugle s’en sortait mieux que moi soit parce qu’il avait l’habitude soit parce que je suis boiteux. Sur le quai, l’aveugle m’a emmené sur la droite dans un labyrinthe de couloirs dans lequel je pourrais me perdre alors que ma vue est parfaite. Nous sommes arrivés devant une porte métallique impossible à ouvrir.

  • Il y a une clenche ? m’a demandé l’aveugle.

  • Non.

  • Une serrure ?

  • Non.

  • Essaie avec çà, m’a t-il dit en me fourrant une espèce d’outil dans les mains.

  • C’est le passe-partout qui ouvre toutes les portes de service du métro. Je l’ai volé à un technicien, hi hi. On ne se méfie jamais des aveugles.

Derrière la porte mangeaient une dizaine de gens assis autour d’une table. Quelques autres étaient couchés sur des matelas. Un homme, Grégoire, était assis dans une chaise roulante. Impossible pour lui de se déplacer en ville. Trop de trous, de bordures et d’escaliers. Il me dit qu’il est bien là où il est. Sous la terre.

  • Voilà ! Tu es chez moi, m’a dit l’aveugle en me dirigeant vers les autres, mais çà pourrait aussi être chez toi si tu en as envie puisque tu es boiteux. Ils sont tous venus vers moi pour m’accueillir. Il y avait là des juifs et des arabes vivant en paix, des Ukrainiens et des Russes tous plus ou moins foutus à cause d’accidents de la vie. Esther et André se sont présentés. Ils souffrent tous les deux de trisomie 21 et sont amoureux.

  • Pas à cause de la guerre, m’a dit l’un d’eux, la guerre est un accident de l’humain. Sous terre tout n’est que paix, nous échappons à la furie des hommes et peut-être même aux catastrophes nucléaires m’a dit l’aveugle non sans humour. Seuls des SDF en viennent parfois aux mains parce qu’ils ont trop bu et qu’ils fréquentent les gens de la surface pour quelques pièces de monnaie. Nous pansons nos plaies plutôt que d’en infliger à d’autres.

  • Nous nous pansons nos nos plaies avec la la tête a bégayé un jeune homme qui m’a semblé avoir un problème mental

  • Les douches et les toilettes sont par-là, a ajouté l’aveugle en me montrant une direction vague avec le bras : « On utilise les sanitaires des employés des transports en commun ».

  • Tous ces gens vivaient en bonne intelligence sauf deux frères siamois attachés par les bras qui se tiraient la gueule parce qu’ils n’étaient jamais d’accord.

  • Il veut toujours aller pisser quand je n’en ai pas envie m’a dit l’un d’eux. Et quand j’en ai envie, il veut lire un livre.

Toutes les semaines, le paralytique partait au supermarché pousser par un autre boiteux pour voler de la nourriture qu’ils cachaient sous la chaise.

  • Personne ne se méfie de nous, me disent-il en partant. Nous sommes des incapables.

  • J’ai vécu trois ans parmi ces gens sous la terre. J’ai passé du bon temps et pour la première fois de ma vie, je me suis senti heureux. Mes journées étaient douces à jouer aux échecs avec Grégoire, à parler de la vie en surface avec l’aveugle et avec la vieille Georgette en langue des signes puisqu’elle est sourde et muette. Parfois j’observais les gens pressés de mon ancienne vie se bousculer pour entrer et sortir des rames de métro. Un beau spectacle. Les nuits sont ponctuées par le passage des rames de métro et par les ébats amoureux d’Esther et André qui possèdent une énergie amoureuse plus importante que la moyenne des humains.

  • Un jour je suis parti parce que je suis conformiste, que je voulais vivre avec des gens normaux et que je désirais tomber
    amoureux. Je suis remonté à la surface où règnent les humains valides et valables, les foules haineuses, l’argent et la guerre. Je regrette d’avoir quitté ma famille d’handicapés parce qu’ici, en surface, tout n’est que haine et fureur.
    Les gens se moquent de ma démarche. D’ailleurs je n’ai pas trouvé de femme. Qui pourrait tomber amoureuse d’un boiteux

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