L'OQT, mythe et réalité
Edito par Jean RebuffatInutile de répéter l'horreur qu'inspire des tueries comme celle qu'un dénommé Abdesalem Lassoued a commise à Bruxelles lundi dernier en abattant et achevant deux supporters de l'équipe nationale de football suédoise. Leur seul crime, aux yeux du terroriste? Le port d'un maillot aux couleurs de la Suède, pays où des corans ont été brûlés en public (par des Irakiens, qui plus est). Ce n'est plus du terrorisme aveugle, on ne tire pas sur tout ce qui bouge, on cible: en fait, il s'agit d'un acte génocidaire, tuer un maximum de Suédois. Nous allons parler de l'émotion née, après la mort du terroriste, par le fait qu'il avait reçu un OQT (ordre de quitter le territoire) en 2021 et qu'en 2023, il se trouvait toujours en Belgique, lui et son arsenal inquiétant et inhabituel, menant à Schaerbeek une vie apparemment normale, avec femme et enfants.
Or cette émotion, pour compréhensible qu'elle soit, est épidermique et mauvaise conseillère. Observons d'abord que la plupart des terroristes à l’œuvre à Bruxelles ou en Europe (à commencer par la France) possèdent ou possédaient une nationalité européenne, belge ou française la plupart du temps. Ils ne sont donc pas en séjour illégal. Mais partons de la constatation qu'en effet, Lassoued aurait dû quitter la Belgique et qu'il y est resté, disparaissant de la circulation. Certains étrangers reçoivent plusieurs OQT et s'en moquent. On peut le déplorer mais c'est un fait. Pour que la décision soit appliquée, il est illusoire d'imaginer que sauf à la marge, on va réussir à contraindre tous ces gens à partir. Pour aller où? Dans leur pays d'origine, souvent très peu coopératif (1)? On chiffre à 100 ou 120.000 personnes qui vivent en séjour illégal en Belgique...
Il y a autre chose à considérer. La plupart de ces illégaux ne vivent absolument pas dans la clandestinité: ils travaillent (en noir, c'est du lumpenprolétariat qui arrange pas mal de monde), ils ont des enfants qui vont à l'école, ils ont des cartes médicales qui leur permettent d'être soignés humainement, ils sont bien intégrés et attendent calmement une hypothétique régularisation massive ou d'avoir des enfants devenus belges par le droit du sol qui leur donneront le droit de résider dans le pays, et à terme même, d'en devenir d'éventuels citoyens. Ils ne viennent pas ôter le pain des bouches belges, contrairement à une idée reçue, ils remplissent des tâches subalternes et vivent dans une grande précarité une existence de seconde zone.
Alors, oui, qu'on envisage de faire exécuter les OQT réellement pour les cas périlleux, mais qu'en même temps, on arrête de les distribuer machinalement. On voit bien que trop d'OQT tuent l'OQT. Et surtout qu'on se rappelle qu'en 222, Caracalla avait accordé la citoyenneté romaine à tout homme libre vivant dans l'Empire, qu'en 911 Charles III le Simple avait signé avec Rollon le traité de Saint-Clair-sur-Epte qui accordait en apanage ce qui allait devenir la Normandie et qu'en Belgique, un sondage sérieux d'il y a deux ans indiquait que 54% des Belges étaient favorables à la régularisation des sans-papiers sur place depuis cinq ans et ayant prouvé leur capacité d'intégration.
Qui aujourd'hui prétendrait que les Normands ne sont pas français?
(1) Ces lignes avaient été écrites avant la démission du ministre belge de la Justice causée par la découverte d'un grave dysfonctionnement dans le cas qui nous occupe. En effet, la Tunisie était très désireuse de récupérer Lassoued, qui s'était évadé en 2011 alors qu'il purgeait une peine de 26 ans de prison pour deux tentatives de meurtre: une demande d'extradition avait été envoyée à la Belgique en 2022. Le magistrat qui s'occupe de ces demandes a traité 30 des 31 dossiers en cours. Tous, sauf celui de Lassoued. Le délabrement de la magistrature bruxelloise est notoire. Le quart du cadre n'est pas rempli et des disputes communautaires compliquent la situation. Cela ne change rien au fond de l'édito. Il est évident que Lassoued n'aurait plus dû se trouver à Bruxelles, il est clair qu'il s'était procuré une arme de guerre rare sur le marché noir, il est affreux de constater l'enchaînement fatal des circonstances qui aboutissent à une tragédie façon grecque antique, il va sans dire que le délitement de certaines institutions doit être amendé, au niveau belge d'abord, au niveau européen ensuite, mais il est à craindre aussi qu'après des lamentations inutiles et faciles comme en témoigne la manchette et l'éditorial du Soir daté de ce 21 octobre, les solutions imaginées ne seront ni les plus efficaces ni les meilleures sur le plan des droits humains car leur philosophie tiendra surtout de la répression, cette éternelle illusion qui cache sous un plus jamais ça le manque de courage politique. Quand en Belgique, un ministre-président propose timidement de régulariser les sans-papiers qui travaillent dans les métiers en pénurie, toute la droite, aspirée par le vertige qui lui prend en regardant encore plus à droite, pousse des cris d'orfraie. Et personne ne dit nulle part, où restent les grands intellectuels, où sont les journalistes d'envergure, que c'est précisément parce que le problème est mal posé que la situation est dramatique et que la démocratie se dissout dans l'air du temps. Il ne s'agit pas d'angélisme. Des salauds, il y en aura toujours. L'OQT est ce voile dont je parlais quelques mots plus haut. Il fait disparaître des radars des gens qu'on ferait mieux de surveiller.