Comme beaucoup d’enfants, parmi mes jouets, j’avais un boulier compteur rouge, d’un rouge éclatant, j’avais appris à compter jusqu’à sept en additionnant les deux boules du dessus aux cinq du bas, c’était bien peu de chose, et puis, quelques additions et soustractions simplissimes sans bien savoir à l’époque combien ce système était séculaire et combien sophistiqué.
Ce qu’il y a de curieux, c’est que, partout sur la planète, là où les échanges se pratiquaient grâce aux rencontres sur les marchés ou dans les oasis, un système de calcul s’est installé spontanément. Babyloniens, Indiens de la civilisation de l’Indus, Étrusques. Mexicains, Romains, Chinois, ont mis au point un procédé, soit des cylindres de terre, soit une pierre poussiéreuse sur laquelle on gravait au stylet avant de l’effacer pour passer à d’autres transactions, soit à l’aide d’abaques, nom d’un outil servant à calculer.
Les Chinois ont mis au point, au treizième siècle le boulier compteur que nous connaissons sous le nom de Suanpan. Il se présente sous la forme d’un rectangle séparé à l’horizontale en deux parties. Sur chaque tige verticale, des boules coulissantes, deux en haut, trois en bas. Chaque colonne, en partant de la droite, représente les unités, les dizaines, les centaines.
On parle déjà de ce genre de boulier sous la dynastie Han (de 206 avant JC à 220 après JC). Et il commence à être représenté sur des rouleaux de peinture sur soie, dès la dynastie Tang (618-907).
C’est donc un objet courant qui ressemble pas mal au boulier romain; l’un a sans doute inspiré l’autre… Et c’est à cette époque que le Zéro a été introduit lors des contacts des marchands chinois avec les voyageurs et mathématiciens indiens et musulmans.
Ce boulier que nous connaissons encore aujourd’hui, n’est pas relégué aux oubliettes, loin de là, et on a pu constater que pas mal d’hommes d’affaires en Chine, au Japon et ailleurs continuent à vérifier au boulier compteur les sommes données par leurs calculettes les plus sophistiquées soient-elles… Les premiers matches opposant des 1945 opérateurs japonais de bouliers compteur contre calculettes ont été gagnés par les premiers, par un score de 4 à 1.
Récemment un ministre français observant le niveau assez médiocre de certains élèves en maths recommandait l’initiation de la discipline, dès la maternelle, par l’usage intensif du boulier beaucoup moins rébarbatif pour les petits, que l’apprentissage brutal par des chiffres abstraits.
Ce retour d’un objet qui a fait ses preuves et installé ses différences depuis des siècles serait bien sympathique. Il a déjà tant voyagé, que d’aventures il a connu en passant d’une région, d’un continent à l’autre.
Vers 1400 de notre ère, le Suanpan ou boulier chinois, a pris, en Corée, le nom de Jupan. Et, au Japon, on l’a nommé Soroban. Et chacun de ces pays y a apporté des variantes.
Mais partout, ils sont appréciés pour l’enseignement didactique de base d’expertise au calcul mental.
Et qui sait si ce petit objet, si vénéré encore, ne reviendra pas en force en cas de pénurie de certaines matières indispensables à la fabrication des calculettes ? Sauvetage ironique, non? Le passé viendrait au secours de l’avenir !
Août 2022, au 84 rue Amelot à Paris, Éric Lacan fait le mur. Un mur qui nous séduit et nous questionne tout à la fois. Un superbe collage noir, gris et blanc sur fond jaune. Une composition « classique » : les portraits des trois femmes s’inscrivent dans un triangle. Un premier plan composé de végétaux et de crânes encadre les trois portraits. Une végétation stylisée coupe les bustes des trois jeunes femmes. Cinq « skulls », des fleurs et des branches dominent les portraits des trois jeunes femmes. L’ensemble décoratif qui s’inscrit dans deux rectangles, l’un en haut, l’autre en bas de la composition, couvre une grande surface, une surface sensiblement équivalente à celle consacrée aux portraits. A l’évidence, l’artiste a pris en compte l’espace dédié à son collage et a apporté beaucoup de soin au dessin et à la composition de l’œuvre.
Notre questionnement porte sur deux points : comment rendre compte des représentations de la mort (le visage en décomposition de la femme de droite et les crânes) en lien avec deux visages symbolisant la beauté (les portraits des femmes du centre et de gauche) ? Quelle signification générale donner à la fresque ?
Examinons ce que d’aucuns appelleraient le « décor ».
Il est peint en noir et gris et les différents éléments végétaux sont pour la plupart stylisés. Ils sont d’une extrême élégance. Fleurs, feuilles et branches entrent dans une composition avec des fragments de crânes humains. Cinq crânes disposés en triangle dans ce que je nommerais le « décor de têtes » forment un dais et « chapeautent » les trois personnages. Le décor de tête qui mêle beauté des végétaux et symboles de la mort porte en partie la signification de l’œuvre.
Cela me renvoie aux pompes funèbres. J’entends par là non pas l’organisation des obsèques mais littéralement le décorum apporté aux obsèques. Il est patent que ce décorum a, de nos jours, presque disparu dans nos sociétés laïcisées. Restent quelques survivances : un rituel laïc, la pompe des croque-morts et du véhicule funéraire, les habits de deuil. Ce qui reste d’une pompe baroque qui affirmait le statut social de la famille du défunt et, ostensiblement, étalait les marques du luxe. Un ordonnancement des obsèques qui s’est imposé jusqu’au milieu du 20ème siècle et dont j’ai été le témoin (les draps de deuil, les couronnes de fleurs, la porte du domicile du défunt encadrée de draps noirs et surmontée des initiales, le cortège, le corbillard, la messe etc.)
Soulignons la magnificence des accessoires ; les draps noirs brodés d’argent, le capitonnage de la bière, les plumets qui surmontaient le corbillard. Au faste des obsèques, il convient d’ajouter l’importance qu’avait la tombe. Tombes, caveaux et chapelles qui constituent de nos jours de brillantes illustrations de l’art funéraire. Architectures de granit, de marbre, de porphyre qui devaient défier le temps.
En somme, on offrait symboliquement au défunt ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher pour honorer sa mémoire.
La décoration des ouvrages d’art funéraire a abondamment utilisé la symbolique attachée à la mort : les crânes, les os et les images des défunts (sculptures et médaillons de bronze encastrées dans la tombe, portraits photographiques dès la fin du 19ème siècle etc.)
Inversement dirais-je, la végétation dans les cimetières et dans l’art funéraire symbolise la vie. D’où les sempervirents bordant les tombes.
Ainsi dans le décor de têtes Éric Lacan « récupère » une symbolique chrétienne en l’actualisant et en en changeant le registre. Elle passe de la pompe du deuil et de l’art funéraire à la peinture sans perdre son sens premier.
Quant aux personnages, ils sont, dirons-nous, deux + un. Deux portraits de jeunes femmes de trois-quarts regardant le regardeur et un cadavre de jeune femme en décomposition. Bizarrement, les trois personnages n’ont apparemment pas de liens. Ils ne se regardent pas et ne se touchent pas. La femme du milieu est en-avant par rapport aux deux autres. Les axes de leurs épaules sont différents. Elles ne forment ni un trio ni un groupe.
Tenté de voir dans ces trois femmes un décalque des Trois-grâces, j’ai finalement renoncé à considérer que la fresque en était une resucée. En effet, les Grâces forment un groupe, elles se regardent et le plus souvent, dansent.
De la même manière, j’ai écarté l’hypothèse classique des trois âges de la vie : jeunesse, maturité, vieillesse.
D’une certaine manière, la fresque d’Éric Lacan est une vanité. La camarde détruira votre corps et sa beauté, préparez-vous à mourir, préparez par la prière et les œuvres votre salut et votre vie éternelle. On préférera sa version laïque : avant la destruction fatale de votre corps, jouissez de la vie. Somme toute une variation sur le mode du carpe diem.
L’interprétation que je mets en avant est bien davantage une méditation grave sur la beauté et la mort. La beauté est dans l’art que les artistes ont apporté à tout ce qui entoure la mort (la pompe des funérailles, l’art funéraire, les dons faits aux défunts-couronnes et gerbes de fleurs-). La mort, elle, et c’est le visage de droite qui porte ce message, est laide voire horrible (au sens littéral, provoquant l’horreur). Imaginer les différentes étapes de la décomposition d’un corps est insupportable.
Alors que semblent s’opposer radicalement la beauté et la mort, l’artiste fait la démonstration par l’exemple qu’on peut trouver de la beauté dans les attributs de la mort. Symboliquement, en sous-texte, Lacan avance l’idée « scandaleuse » au demeurant, que l’artiste crée un spectacle de la mort et que ce spectacle est beau. Une beauté vénéneuse certes, une vérité longtemps refoulée, nous recourons à l’Art pour mieux accepter la face hideuse de la camarde.
Vous allez me dire pourquoi, ben je n'en sais rien mais je n'ai pas pu m'empêcher de profiter de la tentative d'assassinat de Salman Rushdie pour rendre hommage à Sempé et à la liberté d'expression, en tout cas l'idée qu'il en avait et qui correspondait assez à son univers singulier, pertinent et plein de tendresse.
Sa liberté, il en parlait plus comme d'un sentiment, celui que lui procurait sa passion pour le dessin d'humour. Il tenait particulièrement à ce que l'on comprenne qu'il n'avait rien à voir avec le dessin politique et satirique car travaillant pour divers journaux, il ne pouvait supporter d'être assimilé aux tendances politiques de certains qu'il qualifiait de "colorés".
C'est dans le Livre qu'il se sentait le plus libre. Pas de pression, d'obligation et pas de "couleur" avec ce petit détail qui faisait tout la différence, une qualité du papier supérieure avec un format plus grand pour d'avantage de place pour dessiner que dans les journaux.
De là à penser qu'il s'attachait plus à la liberté d'impression que d'expression…
La fête battait son plein.
Elle annonçait l'épiphanie, arrivant aux ides de mars et célébrant avec elles les cultes de purification.
A peine le vin versé et goûté après les libations d'usage, une ivresse parfumée parcourut les visages d'un seul et même frisson. Quelques rires fusèrent ensuite, vite estompés par une gêne inquiète. Séisme des corps, errance des esprits.
L'air à présent était plus chaud et des bruants tapageurs sifflaient la fin du jour. D'autres jets de vin épais mouillèrent la pierre, le sol terreux et l'herbe fraîche.
Soudain le dieu était présent.
La blancheur du torse dénudé, la lèvre humide et purpurine, l'oeil lent et oblique lui donnaient l'allure d'un jeune homme intriguant qui observe à la dérobée les grotesques travers de ses convives à la mine stupide. Couronné du pampre de la vigne, Dionysos, sensuel et hâbleur s'était assis en roi de la fête. La pourpre sur les genoux il n'était pas venu seul; un garçon nonchalant, allongé dans son ombre, tenait le cratère divin.
Car la fête serait incomplète sans sa victime expiatoire. Un innocent fût désigné; Kaeso fils de Séléné, fût agenouillé de force et reçut des mains mêmes du dieu la couronne du visiteur du soir. La joie de tous engendra des panthères, des tambours, des fifres et le cortège put s'ébranler.
Plus tard, une fièvre brûlante devait envahir le front du jeune berger et, l'esprit dérangé, il courrait encore au petit matin dans les collines désertées de l'Attique. L'enfance ne l'avait jusque là pas encore quitté. Elle le fit pourtant.
Sans doute lorsqu'il crût voir les nymphes, celles là mêmes qui avaient, pour l'élever, retiré le dieu nouveau né des cendres de sa mère.
C'est dans la lie des campagnes que Kaezo avait été choisi. Le souvenir de son frère à peine plus jeune que lui lorsqu'il disparut dans la montagne lui arracha un flot de larmes. Un aigle avait été aperçu ce jour là tournoyant haut dans le ciel.
Quand les dernières traces bleues des libations eurent disparu sur le granit de midi plein, il ne se souvenait plus du sourire en coin de Dionysos l'étrange étranger.
Quelque chose pourtant lui restait, incertain et vague, et le gardait dans les limbes ; peut-être l'apaisante sensation de quelques doigts tendres glissants dans ses cheveux une couronne bucolique.
Image:
Le Triomphe de Bacchus ou « Los Borrachos » de Diego Vélasquez - 1629
Dès l’Antiquité, des hommes, des femmes peut-être, ont imaginé de peindre de petits morceaux de verre, « de l’autre côté », à l’aide de pigments délayés à l’huile ou à l’eau.
Ainsi, on a retrouvé à Pompéi un portrait de jeune homme étonnant de présence dont l’expression des yeux rappelle les visages du Fayoum.
Petit rappel: en effet les fouilles archéologiques de la ville de Fayoum, non loin du Caire avaient fait connaître en 1887 des visages peints aux grands yeux ouverts, intercalés dans les bandelettes des momies pour en indiquer l’appartenance, premiers portraits funéraires sans doute… Le visage du jeune homme emprunte le même procédé.
Tout cela, date du premier siècle avant JC.
En même temps, apparaît une autre technique, « l’eglomise » qui consiste à fixer une mince feuille d’or ou d’argent sous le verre à l’aide d’un vernis, ensuite le dessin est exécuté à la pointe sèche. On en trouve un exemple classique dans certains décors de la somptueuse Sainte Chapelle à Paris au Xlllè siècle.
La Renaissance, avec son jaillissement de découvertes artistiques, va accélérer au XVIè siècle, à Venise l’invention de verre enfin transparent.
D’autre part, la diffusion de gravures sur bois ou sur cuivre, a fait connaître aux artisans des tableaux de maîtres aux sujets variés qu’ils vont copier et leurs peintures sous verre limitées aux sujets pieux pour une clientèle ecclésiastique, va se répandre auprès d’une clientèle aux moyens aisés, avec des commandes « sur mesure ».
C’est l’époque des découvertes géographiques, et on est à l’affût d’objets exotiques à collectionner chez soi. Les ébénistes vont créer des meubles de présentation appelés « cabinets de collections » en ébène, en palissandre agrémentés par des insertions de bois de rose, de citronnier ou d’autres essences de bois précieux.
Et les portes et ouvertures à secret seront souvent incrustées de fixés -sous-verre aux sujets divers : angelots, fleurs, sujets érotiques, selon les commandes personnelles des riches mécènes qui se libèrent, petit à petit, des contraintes religieuses imposées jusqu’alors.
On a vu que le verre a atteint, à l’époque, de plus grandes dimension, ce qui va faciliter la production de portraits sur ce support. Ainsi, en Lorraine, le peintre P. Jouffroy, s’est fait rapidement remarquer par ses portraits princiers, tel celui de Christine de Saxe en 1762, dont on peut admirer encore les déclinaisons raffinées des couleurs de sa robe, un camaïeu de beige, paille et champagne, relevé par les tons bleu profond de sa cape enroulée.
Au dix-neuvième siècle, la diffusion du verre favorise l’installation d’ateliers de fixés-sous-verre, près des sites de verreries. Les sujets populaires s’opposent ou plutôt, rivalisent avec les portraits sophistiqués ou les images pieuses revenues en quantité sur le marché. Cette production d’images vertueuses partie de Murano se répand partout, récupérée très vite par l’imprimerie ….
Les fixés-sous-verre se retrouvent dans le monde entier. En Asie, en Afrique dans une symphonie de couleurs éclatantes. Moins chers que des tableaux, on les retrouve sur les murs, sur des plateaux, des miroirs… Cette méthode de peindre introduite vers 1890 au Maghreb, parvient au Sénégal par l’intermédiaire des marchands arabes et berbères et par les lettres et marabouts musulmans.
La technique consiste à commencer par les détails et la signature avant d’aborder les fonds par les contours à la gouache et puis d’attaquer le centre. Certains artistes ont atteint la notoriété et font partie de l’école d’art de Dakar dont la réputation n’est plus à faire. Ainsi on peut acheter les sous-verre de Sea Diallo, M’Bida ou de la famille Gueye qui continue la tradition artistique de Papa Gueye avec bonheur. Les sujets d’inspiration sont infinis: vies de marabouts, du commerce des esclaves, de marchés colorés au village, assemblage stylisé de poissons dans les herbes, mamas épanouies en boubou et turban, gros plan sur drapés à la mode africaine, visages d’enfants au sourire éblouissant : un éventail de propositions positives !
En Chine, la méthode de peinture sous verre doit beaucoup à l’illustre père Jésuite
Giuseppe Castiglione (1688-1766) qui a jeté tant de passerelles entre l’Occident et l’Orient. Elles sont produites à Pékin, introduites à la Cour impériale, puis à Canton, le grand port commercial chinois d’où elles sont expédiées en Europe. Les sujets inspirés par des gravures françaises ou anglaises suivant les commandes vont bientôt, grâce à la mode des “chinoiseries” passer par des sujets” Reflets de Chine “ qui vont avoir au XIX siècle, un énorme succès. On y voit des scènes familiales dans des jardins éclairés aux lanternes, des courtisanes en tunique légère, des paysages fantastiques, des scènes de chasse, de guerre ou de mythologie qui constituent des collections particulières à l’étranger, très appréciées aujourd’hui encore.
Cette production fragile, a évolué dans son parcours et s’est transmise un peu partout en
Asie. On trouve des peintures sous verre au Japon, en Indonésie, chaque pays y ajoutant ses propres caractéristiques.
Il s’agit donc d’un art populaire qui a connu bien des échanges et des rencontres de cultures et qui mériterait une meilleure place.
Première quinzaine du mois d’août 2022, le M.U.R. Oberkampf a invité Kazy Usclef. L’artiste nantais a peint une œuvre qui surprend. Sur un fond d’un bleu nuit se détache une lune blafarde. Sur un banc public sont peints deux sujets : un squelette qui croise bras et jambes, et à côté de lui, un feu ardent. En partie cachée par le banc, couchée dans son prolongement, une sphinge. Dans le coin droit, un cône blanc et rouge posé sur le sol.
Pour y voir clair (la nuit est sombre !), simplifions cette équation à plusieurs inconnues ! Evitons de nous interroger sur la nuit, la lune, le banc, le cône rouge et blanc et concentrons-nous sur les éléments principaux : une sphinge, un squelette symbole de la mort et le feu. Avant d’en cerner les relations, il convient de détailler les trois sujets : le squelette est un squelette de fantaisie qui se croise les jambes et les bras dans une situation d’attente. Le squelette est une figure récurrente de l’œuvre de l’artiste et dans tous les cas de figure, il a la valeur symbolique de la mort. La mort peut attendre ! Elle attend avec une évidente patience. Le banc est accessoire ; il permet à l’artiste de situer sa composition sur deux plans : le sol et l’assise du banc. C’est sur le banc, voisin de la mort, que brûle le feu. La sphinge au visage si beau, à la chevelure rousse, aux traits réguliers et aux yeux bleus, paisiblement est couchée.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la sphinge est un « monstre fabuleux (né de Typhon et d'Échidna), à tête et buste de femme, à corps de lion et ailes d'aigle, qui proposait des énigmes aux passants près de Thèbes, et qui dévorait ceux qui ne parvenaient pas à les résoudre. » La sphinge est le pendant féminin, du sphinx. Notre sphinge a certes perdu ses ailes et son corps est davantage celui d’une panthère que d’un lion ! Ses attributs antiques ont été remplacés par le visage d’une femme moderne et alors que son aïeule inspirait la crainte, notre sphinge est placide et sereine, quoique sacrément redoutable.
Quelle histoire nous raconte l’artiste ? Car il s’agit bien de cela. Sa fresque nous raconte une histoire. Une histoire vieille comme le monde. La sphinge moderne fait ce que font toutes les sphinges depuis la nuit des temps, elle propose aux passants que nous sommes des énigmes et si nous n’y répondons pas nous encourrons le châtiment suprême, nous serons réduits d’abord à l’état de squelette, un état de passage, avant la crémation et les flammes de l’enfer.
Kazy Usclef modernise et adapte le mythe fondateur d’Œdipe[1]. Et cela avec un humour certain. D’aucuns pourraient penser que la fresque est une plaisanterie, une galéjade dont l’objectif serait de nous faire rire ou sourire d’un squelette humain trop humain et d’une sphinge postmoderne aux cheveux de feu comme les flammes de la damnation éternelle. J’ai une autre approche que je vous propose. La sphinge nous regarde et nous demande à nous passants de résoudre l’énigme…de la fresque. Quelle est sa signification ? Le passant qui ne trouve pas la solution de l’énigme est voué à la mort, en passant par la case squelette. Une mort virtuelle bien sûr car nous sommes dans un récit faussement mythologique. Le badaud qui ne prend ni le temps ni la peine d’interroger l’œuvre peinte et qui est incapable de donner le sens caché par l’artiste est un mort pour la peinture. Celui qui au-delà des apparences ne peut entrer en relation avec la psyché de l’artiste n’a pas accès à l’existence.
L’œuvre est atypique de la production de l’artiste même si des motifs sont présents dans nombre de ses œuvres. Sa fresque est « réservée » à ceux qui regardent, aux happy few qui savent que le street art peut proposer aussi une réflexion sur l’art. Son apparente simplicité formelle développe une interrogation essentielle sur les relations entre l’artiste, l’œuvre et le « regardeur ».
[1] L'énigme du Sphinx est une devinette qui, selon la mythologie grecque, fut soumise par le Sphinx à Œdipe, qui en trouva la solution. Il s'agit de déterminer « quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? », la réponse correcte du héros étant « l'Homme », lequel enfant marche à quatre pattes, adulte se tient debout seul et âgé s'appuie sur un bâton. L'énigme est un motif culturel récurrent dans les cultures classique et populaire.
Bien que nous le sachions pertinemment, nous oublions, presque à chaque instant, que nous avons 5 sens, des sens dont nous avons l'habitude de nous servir pour appréhender le milieu dans lequel nous vivons. Ces sens, quoiqu'il soient sollicités à tous instants, sont malgré tout très limités...Pour pallier ces manques de précisions, l’hominidé a inventé des appareils en tous genres au cours des siècles, qui vont lui permettre d'approfondir et de multiplier leurs perceptions, d'analyser au plus près ce même environnement qui l'entoure et qui le conditionne. Ces appareils mesurent, pèsent, analysent et observent, bien mieux que lui, les divers éléments qui constituent son entourage. Il y a aussi, et nous aurions tort de l'ignorer ou de minimiser son importance, l'apport des mathématiques, système qui peut prouver souvent la véracité de certaines intuitions qui elles, vont de pair avec La ou les connaissances...
D'ailleurs, au niveau de la Connaissance, c'est la même démarche : dès que l'humain a pu nommer les choses, dès qu'il pût raisonner sur leurs utilités et comprendre leurs fonctions, il a chercher à affiner ses recherches ; par l'expérience, alors qu'il doutait (et qu'il doute toujours), il a finalement acquis des certitudes et a augmenté son savoir, il en a fait état, et rédigé des livres sur cette Connaissance ; de la sorte, il a découvert des millions de choses diverses à différents niveaux jusqu'à ce que les machines, qu'il a inventées et conçues, en viennent à aller plus vite que son cerveau et ainsi, ont pu lui fournir les réponses qu'il a toujours cherchées et qu'il continuera à chercher encore et toujours.
L'Homme n'a pas de limites, il ne croit à rien d'autres de ce que ses sens lui ont fait découvrir. Il ignore donc sciemment tout autre système d'analyse qui ne viendrait pas de lui, ce qui fait dire par le philosophe Protagoras : l'homme est à la mesure de toute chose...(« théorie de la connaissance selon laquelle le savoir de l’homme ne peut se constituer que là où il y a pour l’homme quelque chose à percevoir »).
En conséquence, et a contrario, serait-il tellement invraisemblable de penser qu'il existerait « quelque chose » dont l'Hominidé serait incapable d'imaginer et de percevoir ?
Cependant, avec sa candeur d’homoncule, l'Homme face à ce qu'il ne comprend pas, est pourtant capable d'imaginer qu'un être suprême l'a conçu mais qu'il n'est pas capable de l'appréhender, c'est au-dessus de ses pouvoirs de perception...et ainsi, il reconnaît son impuissance, par manque d'outil adéquat, pour analyser cet « être »... si cela en est bien un !...et il conclut, puisque cet « être » est quelque chose de bien supérieur à lui-même, qu'il ne peut s'agir que d'un dieu omnipotent, qu'il lui est redevable puisque ce dieu l'a créé, pense-t-il, qui peut tout, qui sait tout et qui n'a de compte à rendre à personne ! Ce Dieu (auquel il a jugé indispensable, par respect, d'y mettre une majuscule) sait tout sur lui et sur le monde puisque qu'Il a tout créé...un Dieu qui se place très justement au-dessus de la mêlée, à qui on ne demande pas de se justifier, un Dieu inanalysable! C'est que les hominidés n'ont pas de système analytique inné, et qu'ils sont bien obligé de reconnaître qu'ils n'ont pas forcément la faculté précise pour en créer un : ce sens très particulier offert par son créateur pour l'analyser ! Le «qu'est-ce que Dieu ?» n'a pas de réponse, parce que Dieu n'en a pas besoin.....
Mais...(heureusement il y a un mais)...l'homme vient d'admettre que ce Dieu ne peut pas être en dehors de sa création, et qu'en plus, lui, sa créature, reconnaît qu'il n'a pas obtenu, dans sa conception, la faculté d'apporter les preuves de Son existence afin de pouvoir dire qu'Il existe !!! Reconnaissons-le : il (c'est à dire nous) ne peut croire en Lui qu'en ayant la Foi, ce qui est paradoxal pour un homoncule dont le but ultime (à part se reproduire) est de tâcher de comprendre ce qu'il vient faire ici-bas parmi un environnement dont il dépend !
Dès lors qu'il serait débarrassé de cette contrainte de « croire sans preuve » en un Dieu omnipotent et définitivement nombrilique, l'être humain peut (et veut) continuer à penser qu'existerait peut-être un autre univers, un monde parallèle, où apparaîtrait/existerait une ou des entités qui pourraient interférer de temps à autres, dans la continuité (hic et nunc) du monde dans lequel il vit !
Penser que ça existerait (peut-être) est une chose, mais y croire en est une autre, car ce serait retomber dans le système de la foi sans preuve, avec tous ses inconvénients, ses malentendus, ses perfidies, ses exactions diverses, ses décisions arbitraires, ses dogmes aberrants, sans oublier la prise de pouvoir inévitable par celui ou celle qui aurait été « Le » (ou la) privilégié(e), le porte-parole, l'intermédiaire de Celui à qui (mais qui?) on aurait communiqué les vérités dites essentielles et sans doute, les plus invraisemblables auxquelles on croit...
Bien heureusement encore, le doute existe toujours et n'a jamais été interdit ; il est toléré, mais pas trop, vu qu'il soit très mal vu par les intrigants qui ont quelque chose à gagner puisqu'ils se rangent du coté où il y a quelque chose à gagner !!! Souvenons-nous de la vie éternelle, qui ne vient qu'après la mort, dont on ne revient pas pour dire que « si-si-si c'est vrai, j'en reviens et j'y retourne, c'est tellement mieux là-bas qu’ici... donc qu'ici-bas ! » ...
Il faudrait absolument l'admettre (pourquoi ne pas l'admettre?) : le ou les mondes parallèles existent, et d'ailleurs les savants fous ou normaux (la folie est peut-être la norme...), l'admettent aussi et pensent qu'il existe des mondes que nous ne percevons pas, alors qu'ils nous influencent parfois, du moins le croit-on ! Pourquoi ne pas y croire alors qu'au su et au vu de certaines aberrations terrestres qui ne sont explicables que par la présence de ce ou ces mondes parallèles...
Donc ces mondes « doivent » exister !
Donc il y aurait des interférences, des intrusions de l'un d'un autre monde chez et au travers d'un encore autre monde, le nôtre par exemple.....on pourrait établir une liste exhaustive de ces manifestations de l'« au-delà » : les voix que certain(e)s entendent, avec ou sans poltergeists, ceux qui sont photographiés à certains endroits, à certains moments, tout comme ces apparitions que certains voient et d'autres pas, et aussi les possessions liées à l'hystérie par des « démons » qui veulent obliger et diriger les personnes « possédées », sans oublier les multiples et délirantes apparitions d'Ouftis et crott'circle de toutes sortes et de toutes formes, (nommées aussi Pan par les français), avec les intrusions des hommes-noirs menaçants, sans compter les tables tournantes et les esprits frappeurs de tous styles!!!!!
Acceptant tout ceci, on à la permission de se demander à quoi riment ces intrusions dans notre monde qui est notre réalité ! À quoi ça sert ? Quel est le but ou plutôt : qui sont-ils et quels sont leurs buts.....et aussi : est-ce que cela représente un danger pour la survie de l'être humain...mais, folle espérance, peut-être veulent-ils nous rendre éternel ?
Lors d'un de mes rêves à moitié éveillé, un concept s'est imposé dans mon esprit : « Nous sommes fondamentalement différents » me signifiait « une voix »...
Alors que je me posais des questions sur notre réalité et l'impossibilité de percevoir quelque chose d'autre que ce que nous faisaient découvrir nos 5 sens, cette hypothétique possibilité d'un « ailleurs » ne pouvait qu'avancer des arguments pour confirmer ce que je pressentais, c'est à dire l'existence d'un monde différent du nôtre qui agirait, interférerait dans notre réalité sans pourtant vraiment le vouloir tout en le voulant quand même... comme si ces interférences ne dépendaient que de nous, comme si nous étions responsables des apparitions mystérieuses de faits et de choses improbables, voix sépulcrales, apparitions et disparitions soudaine et instantanées!....
Et mes doutes commençaient à mettre en évidence certaines probabilités, peu ou pas vérifiables, mais tellement séduisantes dans leur acceptation rassurante, tellement possibles dans la mesure où le doute allant dans le sens rassurant ou dans un autre, (moins rassurant), nous ferait accepter une autre réalité n'ayant aucun rapport avec la nôtre, à part la contiguïté affirmative de certaines de ces vibrations qui prétendent être « le reflet », « l'odeur, la « présence » ou son ombre, de quelqu'un que nous aurions peut-être connu et aimé !!!
Être persuadé de l'existence d'un ou de mondes parallèles auxquelles nous n'avons pas accès, essayer de trouver des explications et des « preuves » sur ces événements que certains d'entre nous citent et que relatent d'autres informations, venant d'autres milieux, des infos qui nous parviennent par bribes, malgré des mises en garde et la prudence de ceux qui les transmettent, ne font qu'accentuer le déséquilibre entre le cartésianisme qui nous empêche d'être sûr de nous et de rêver à une autre réalité qu'on peut à peine imaginer tant elle va à l'encontre de « la (bonne) santé mentale » !!!
En analysant de plus près les affirmations des voyants qui prétendent recevoir des messages de l'au-delà pour on ne sait quelles obscures raisons, on ne peut qu'accepter et déduire que ces messages venus d'ailleurs, font partie de ces mondes « d'à coté », et que ces communications sont émises par des entités bienveillantes (ou non)...Cependant, comment les décrypte-t-on, ces messages ? Par quel langage commun, avec quel système de traduction?... Cependant, puisqu'elles n'apparaissent pas à nos yeux et qu'elles sont seulement perçues par notre cerveau, on peut aussi affirmer que ces entités «sont vivantes » comme nous, mais d'une autre façon sans doute, inconnue pour nous ! Et aussi qu'elles ont le pouvoir de s'introduire dans nos cerveaux (toujours pour on ne sait quelles obscures raisons)(peut-être pour nous prouver leur existence ?) ... On pourrait aussi aller plus loin et affirmer que ces voix et leurs prédictions à court ou à long terme, que ces présences sont omniprésentes jusqu'à influencer notre vie quotidienne et peuvent même décider de notre avenir .....aaah! l'Avenir!
L'avenir est proche ou lointain, c'est selon ce que l'hominidé a de la notion du temps (le temps qui passe, soi-disant!)
Mais voilà, le temps ne passe pas : il est immobile, il n'existe que hic et nunc, ici et maintenant. Et voilà que nous avons inventé l'avenir et pensé que le passé existait encore bien après que le présent soit terminé. Notre imagination et nos rêves les plus fous ont fait le reste : on repense avec regret aux bons moments passés sous la couette, ces moments qu'on voudrait revivre et on a même imaginé un appareil qui fixait le moment présent...oui, d'accord, peut-être pas sous la couette...
On les imprime ces souvenirs et on les met dans des albums ou sur cloud-internet et on se les repasse non-stop pendant qu'on peut encore les regarder sans attraper maux de tête ou du flou dans la vision !
Le paradoxe pendant notre court passage dans la réalité, c'est que, en même temps que nous vieillissons, nous nous recréons et nous nous réinventons à chaque hic et nunc... Ce qui nous fait dire, à chaque instant de cette subtile décadence, que le temps passe trop vite et qu'il faudrait le ralentir !...tout ça pour que la jouissance de l'instant soit de plus longue durée !
En plus d'avoir inventé ce temps qui passe, nous avons inventé le moyen de le mesurer : les années, les mois, les jours, les heures, les minutes, les secondes et les fractions de seconde...le 1000ième de seconde est-il la mesure de l'ici et maintenant ? A moins que ce soit le 10.000ième ?
Avec une caméra de prises de vues, on a 24 ou 25 images par seconde au 50ième de seconde pour se voir bouger grâce à la persistance rétinienne...et comment faire pour encore se voir bouger entre la 1ère et la 2ième image de celles pris au 10.000ème de seconde ?
Il faudra six cent mille images pour espérer nous voir bouger, pour autant que nous ayons bougés dans la réalité !!!!!
Voilà de quoi être soumis à une sacrée sidération!
Les êtres étranges venus d'ailleurs sont-ils au courant de notre perplexité quant à cette notion du temps "qui passent et qui ne passe pas"?...telle la flèche de Zénon qui vole et qui ne vole pas et qui n'arrive jamais au but!
A pas peur de l'avenir en rose...
PS : Décidons des capacités de ce monde parallèle : les entités peuvent s'introduire dans nos cerveaux et peuvent y faire passer des messages dont quelques uns signé de certains défunts connus ou méconnu !!! Capacité de copier nos acquis car elles n'ont pas besoin de l'inné qu'elles connaissent depuis toujours puisque l'inné est commun à tous les hominidés (!) _Elles copient les logiciels de celles des défunts et leur font dire ce qu'elles veulent aux parents qui les invoquent...
L’association Art Azoï a sollicité Rouge Hartley, street artiste à laquelle j’ai consacré déjà plusieurs billets, pour « faire le mur » du Carré de Baudouin, rue de Ménilmontant, au mois de juillet. Bien lui a pris car Rouge a peint non pas un mur mais une œuvre.
Une œuvre déroutante. Longue de plusieurs dizaines de mètres, elle ne se laisse pas saisir d’un regard. Le regardeur, au pied de l’œuvre, en saisit mal le sujet et la mise à distance, parce qu’elle provoque une naturelle perte de définition, fait jaillir quelques séquences de la fresque sans toutefois pouvoir la considérer dans son ensemble. Par ailleurs, l’artiste ne cerne pas les objets représentés par des traits forts. Au contraire les aplats de couleurs se juxtaposant confondent les limites. Ainsi la majeure partie de la composition mêle sur un fond d’un bleu très intense une superbe harmonie, mariant des grenats, des roses, des jaunes. Quelques couleurs vives rythment la longue fresque.
Identifier de manière précise le sujet n’est guère chose facile pour les raisons qui ont été dites infra ; il convient de s’en tenir à des hypothèses. Mon hypothèse est la suivante ; sur un plan, peut-être un meuble, installé en extérieur sont posés différents objets, des vases, des étoffes et des fleurs. C’est une nature morte. Bien singulière au demeurant : si un vase est posé sur son fondement, d’autres vases que nous pouvons imaginer en cristal sur couchés voire cassés. Les fleurs ne forment pas un bouquet ayant une savante composition, mais couchées sur un plan horizontal, mêlées. Alors que la nature morte dans notre tradition occidentale est un modèle de rationalité, la nature morte de Rouge n’est pas un modèle loin s’en faut et illustre un désordre.
J’en viens à penser que Rouge revisite le thème des très classiques natures mortes de notre histoire de l’art et s’amuse à en inverser la problématique. Les savantes et géométriques compositions des natures mortes anciennes, au maniérisme de l’exécution qui confine parfois à une volonté de copier le réel, elle propose une nature morte caractérisée par le désordre des objets et l’« imprécision » voulue de l’exécution. Par ailleurs, Rouge change le cadre. Elle « sort » le sujet, qui « scène d’intérieur » devient une curieuse scène d’extérieur. Quelques indices le montrent : le contraste chromatique entre la nature morte proprement dite et un espace situé à droite de l’œuvre peint d’un bleu profond et un saugrenu tournesol qui clôt la composition. J’ai même cru reconnaître un coq !
Doit-on réduire la fresque de Rouge à un exercice de style parodiant un exercice de style classique ?
La fresque est certes cela mais pas que cela. Car l’impression qui domine de ces cristaux cassés, de ces étoffes froissées, de ces fleurs couchées, est l’absolue beauté de l’œuvre. Magnifique contradiction apportée aux poètes et aux artistes qui ont associé comme une vérité d’évidence l’ordre et la beauté. Rouge fait la démonstration que la beauté ne nait pas de l’ordre. La beauté est aussi dans le chaos, dans le désordre.
Comment ne pas voir dans la volonté de Rouge d’estomper les limites des objets représentés un désir d’ « obliger » le regardeur à prendre, au sens propre, de la distance. C’est du trottoir d’en face qu’on discerne le mieux les contours des objets mais en s’éloignant le regard perd en précision. L’imprécision permet au regardeur attentif d’être sensible au climat de l’œuvre et l’oblige à faire un bout du chemin pour donner à l’œuvre une signification.
La fresque qui incite au questionnement n’est pas pour autant un manifeste. Si manifeste il y a, il est dans le triomphe de la couleur et de la peinture. Rouge n’a pas écrit un savant traité pour apporter la contradiction aux peintres classiques, avec des pigments et des pinceaux elle crée des images. Et ces images se passent de commentaires sur l’art : elles sont de l’art dans sa plus belle expression.
La civilisation des boulots de merde plastifiés n’est, au café du coin, que rarement le sujet de conversation. Là, entre deux chopes, c’est plutôt cancans et plaisanteries douteuses ponctuées de ouaf, ouaf, ouaf rarement contagieux. Les scies du social en bistrot son assez désolantes
Parmi les situations rarement évoquées, il y a aussi celle condensée comme suit : « De nos jours, le moindre acte nécessaire à la vie est automatiquement et immédiatement relié, dans sa réalisation même, à une mécanique économique sur laquelle le sujet n’a presque pas de prise et dont il observe les effets destructeurs sur le monde et sur les autres. Nous sommes tous les militants assidus et humiliés, d’une économie que nous sommes cependant toujours plus nombreux à abhorrer. » La citation est un peu longue, mais cela valait la peine.
On peut sans doute se demander si ces gens « toujours plus nombreux » le sont vraiment. Au bistrot, c’est douteux. Mais ce qui intéresse ici est le fait que le collectif, auteur de ces lignes, Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles, est composé d’enseignants en philo engagés dans une parole libératrice trempée dans le christianisme, ce que le titre de leur ouvrage indique sans ambiguïté : La communion qui vient - Carnets politiques d’une jeunesse catholique, publié au Seuil en 2021. Il m’a été prêté pour commentaire par un ami chercheur de vérité qui a fait choix d’entrer dans les ordres. Autant le dire.
Et dire encore, d’emblée, que venant du camp du goupillon, cette caractérisation de notre temps frappe comme inattendue et réconfortante. Notre trio utilise même carrément le terme de « capitalisme », mot tabou jusqu’il y a peu − la plupart des professionnels de la langue de bois, telle la Commission européenne, persistant à parler « d’économie de marché », ce qui rend difficile à distinguer en quoi le monde a changé depuis l’agora de la Grèce antique.
Recenser l’ouvrage n’est pas ici le lieu (je serai long assez comme cela), mais bien, mû par un mouvement d’irritation devant ce tic, fréquent chez qui aujourd’hui veut exprimer son point de vue sur le monde, consistant à forger un néologisme [1] pour le condenser, comme si rien dans le vocabulaire courant ne pouvait y pourvoir, comme s’il avait fallu attendre les auteurs du néologisme pour enfin y voir clair − une manie, soit dit en passant, quelque peu prétentieuse.
À vendre : néologismes
Il en va ainsi, chez notre trio, du concept de « dépolitisation », qu’il utilise en un sens nouveau. Ici, en effet, le terme s’oppose à une « surpolitisation », qu’il définit comme l’état d’une humanité dont le moindre des actes de la vie quotidienne est ordonné par la machinerie économique ; pour reprendre leurs mots : « La surpolitisation est l’inscription du pouvoir au plus profond et au plus intime de nos existences. » D’aucuns auront noté que, déjà, ils auraient pu faire appel au lexique existant et préférer parler d’une humanité « surdéterminée » (Althusser) par la généralisation d’une « suradministration » (Adorno) généralisée. Essayez de rouler à plus de 30 km/h à Bruxelles ou d’allumer une cigarette dans un café, vous serez vite fixés [2].
Si, pris négativement, la dépolitisation consistera alors à « se défaire [de cette] emprise déresponsabilisante sur nos vies » ne fait pas en soi problème et, comme ils notent, peut par exemple être repérée dans la révolte des Gilets jaunes contre ce qu’ils ressentent comme une « dépossession » de leur existence, c’est bien ce terme-là, manié avec une précision autrement percutante par David Harvey qu’on aurait aimé plutôt voir.
Dire que les sujets contemporains du capitalisme sont des êtres « dépossédés » est tout de même plus parlant, et adéquat, que de les décrire comme étant « surpolitisés ».
Pour Harvey, voir son Brief History of Neoliberalism, 2005, en Oxford University Press paperback [3] : « La réalisation substantielle principale du néolibéralisme a été de redistribuer plutôt que de produire richesses et revenus », constat dont il rappelle qu’il en a décrit le mécanisme ailleurs, à savoir par le biais d’une « accumulation par dépossession ».
Sur un point central, cependant, les deux analyses se rejoignent : l’état d’aliénation [4] de l’humanité a ses racines dans une « mécanique économique ».
Bureaucrates de tous les pays...
Si l’on joint à la notion de dépossession, matérielle et mentale des êtres humains celle d’une société suradministrée du philosophe Theodor Adorno et, due à l’anthropologue David Graeber, celle, tellement apte, de la prolifération de « boulots de merde », on a comme l’écheveau de la trame de ce qui aujourd’hui se trame. Un monde surrégi par un corset de normes bureaucratiques infantilisantes et tentaculaires. Une humanité dépossédée de ses outils et fruits de travail et de pensée. Et la diffusion d’un sentiment apathique d’inutilité par l’extension sans fin d’activités professionnelles qui n’ont aucun sens : les boulots de merde.
D’une brève recherche sur la bureaucratie qui gagnerait à être systématique, il ressort ainsi, rapporte dans The Spectator (6 février 2016) le parent indigné d’un malade mal soigné en Grande-Bretagne, que seule une personne sur quatre dans le système hospitalier britannique y exerce des fonctions médicales. De même, dans une lettre ouverte publiée par La Libre (11 juin 2018),signée par 400 directeurs de l’enseignement libre catholique, il est fait état de la « charge administrative titanesque » qui détourne le corps enseignant de ce qui devrait être le « cœur du métier », apprendre à lire, écrire et calculer.
Ce n’est pas neuf. Saint-Just, déjà, n’avait pas de mots assez durs pour les quelque 30.000 agents administratifs auxquels, à l’époque, fort peu dans le peuple « donneraient leurs voix ». Balzac, de même, jugeait (Le curé de campagne, 1833) que « un peuple qui a quarante mille lois n’a pas de loi ».
Plus près de nous, il y a évidemment Bernanos, sur un versant connexe, avec son brûlot contre la machin-ation de l’homme (La France contre les robots, 1947), Valéry, qui invitait à examen critique comment les lois successives modifient « le domaine des possibilités de chacun » (Fluctuations sur la liberté, 1938) et, froidement glacial, le philosophe Theodor Adorno avec son concept de « société suradministrée » aux relents totalitaires dont il rappelait en 1942 que le modèle, imité des États-Unis, est celui d’un « capitalisme d’État intégralement planifié ». Rendre toutes et tous serviles par consentement.
À faire et être quoi ? L’exécutant d’un boulot imbécile.
La marée noire, c’est au supermarché
Sans doute serait-il intéressant d’être à même de pouvoir pister l’essor de cette production d’encombrants inutiles. À prendre conseil chez cet orfèvre de l’observation historique qu’était Walter Benjamin, il faudrait aller renifler du côté de Louis-Philippe, à la fin du 18e siècle, pour voir les appartements d’une bourgeoisie aliénée se décorer « d’une foule d’objets », bibelots et verroteries dérisoires, une saturation qui n’aura de cesse d’enfler au siècle suivant avec l’invention du grand magasin qui invite à « errer dans le labyrinthe de la marchandise » avec, touche finale, contemporaine, nos zones commerciales et supermarchés [5] : plus l’être humain « prend conscience du fait que son mode d’existence lui est imposé d’en haut par l’organisation de la production - en d’autres termes, plus il se prolétarise, et plus il sera transi par l’haleine glacée de l’économie marchande. [6] »
Là, c’est le pétrole qui fournit les pentes glissantes. Détail anecdotique, mais révélateur : voici peu, dans telle grande ville européenne, de jeunes manifestants idéalistes bloquaient un carrefour pour réclamer, au nez et à la barbe des bagnolards immobilisés, la destitution de l’économie avaleuse de pétrole. Ces gentils militants étaient cependant singulièrement aveugles au fait que leurs vêtements, sacs et téléphones mobiles sont largement composés de plastique ou de nylon, donc des dérivés du pétrole. Bref, qu’en combattant la marée noire, ils en sont eux-mêmes une flaque. Voilà qui, certes, prête à confusion. Il faut de bons yeux pour flairer dans les plastiques synthétiques ce qu’au fond, ils sont : du pétrole durci, inodore, non adhésif, agréable au touché, léger et, atout majeur, bon marché. Ce pétrole-là, pourtant, est omniprésent.
Une analyse remarquable du chercheur Adam Hanieh parue dans le New Left Review (n°130, juillet-août 2021) condense avec force détails l’histoire de la « colonisation de tous les aspects de la vie quotidienne » par ces dérivés bon marché (déchets !) du pétrole et, partant de la « chimicalisation de l’industrie », laquelle a tôt perçu le profit qu’il y aurait à remplacer bois, verre, coton, laine, papier et métaux par cette providentielle matière secondaire synthétique. Où ? Aux États-Unis, au premier chef, qui s’est livrée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à un pillage en règle des acquis technologiques allemands (les brevets, sans compter les quelque 5 millions de documents techniques microfilmés par un « commando » de managers et de chimistes déguisés en militaires des forces d’occupation US), détrônant par là le cartel allemand IG Farben, jusque-là « leader » mondial, au profit des DuPont, Dow et Monsanto.
« Chimicalisation », le mot est faible. Comme indique Hanieh, entre 1950 et 2015, la production mondiale de plastiques a été multipliée par 200. Mieux : « il est impossible d’imaginer un futur sans pétrole aussi longtemps que le pétrole demeure la base matérielle fondamentale de la production des marchandises. [7] » Quelques chiffres encore : en 2018, 51% de la production de plastiques est issue d’Asie (la Chine, 30% du tonnage mondial, ce dernier de 400 millions). Un GSM : c’est 30 à 50% de plastique. Les trois plus gros producteurs de déchets plastiques : Coca-Cola, Pepsi, Nestlé. Les trois plus gros producteurs de plastique à usage unique : ExxonMobil, Dow, Sinopec. Les trois principales productions consommatrices de plastique : l’emballage (36%), les textiles (14%), les biens de consommation (10%) [8] . Comme quoi, comme quoi...
Conclusion
De ce cabotage en économie politique, il est loisible de faire une proposition de rigoureuse recherche tendant à prêter main forte aux tentatives de comprendre le monde dans lequel clapote l’humanité. Primo, qu’il serait éclairant de savoir (chiffrer, mesurer) dans quelle proportion le salariat remplit des fonctions socialement parfaitement inutiles et, pour qui les exécute, souvent déprimantes. On pense à la bureaucratie paperassière, publique et privée, scorebording, programmation stratégique, systèmes d’évaluation et tutti quanti, mais aussi à la production de gadgets et babioles jetables en matière synthétique. Secundo, il serait tout aussi éclairant de savoir (chiffrer, mesurer) dans quelle proportion l’industrie dite « productive » se voit investie dans la mission marchande de produire des biens socialement parfaitement inutiles. Évidemment, ce qu’il y aura lieu d’entendre par « socialement inutile » aura un caractère subjectif prêtant à discussion, mais, ça, c’est le but du jeu.
Ceci pouvant difficilement être qualifié de conclusion, comme se doit d’avoir toute divagation académique, la parole sera donnée à ce grand pessimiste devant l’éternel qu’était Theodor Adorno, ce par une citation goûteuse extraite du travail effectué en 1956 avec son pote Horkheimer pour produire un Nouveau Manifeste [9] : « Si le monde était organisé de telle sorte que tout ce qu’on fait servirait de manière transparente la société en son entier, et que les activités n’ayant aucun sens étaient abandonnées, je serais très heureux de consacrer deux à trois heures par jour à travailler comme liftier. » Moi, aussi.