Émancipation non désirée par les autorités
L’avenir de l’école par Laurent Berger, le 04 octobre 2023

Photo © Laurent Berger
Que je sois bien compris, je ne suis pas de ceux qui pensent que l'école, c'était mieux avant, que c'est bien maintenant, qu'une réforme institutionnelle belle en apparence soit la vérité pour un changement intéressant. Lorsque j'insiste sur le mot révolution plutôt que le mot réforme, je m'applique à démontrer que je suis fidèle aux références libertaires. Aujourd'hui, je vous présente l'anarchiste Emma Goldman pour appuyer mon point de vue. Cette femme, qui en 1933 a écrit "Une vision anarchiste de la vie", a évoqué la nécessité de rendre l'école plus humaine. Si nos dirigeants politiques méprisent les enseignants en prétendant par exemple diminuer la masse salariale qui leur est accordée, ou s'ils continuent à limiter l'école à une vision économique dogmatique, ils contribuent à déshumaniser l'école, gérée comme une entreprise. Si la Fédération Wallonie-Bruxelles délaisse la culture, le sport, l'aide à la jeunesse aux régions, son choix politique est donc avoué: délaisser l'émancipation et faire des économies et laisser les armes en libre circulation. Les réformes successives avec de jolis mots comme "excellence, bienveillance" n'entrainent pas une diminution de la violence scolaire qui peut prendre différentes formes: harcèlement, migraine à cause du bruit, phobies diverses, pression du groupe sur l'individu différent, agressions contre les professeurs. L'anarchiste penseur ne peut admettre cette situation qui va à l'encontre de ses valeurs. Je ne la décris pas pour me plaindre, pour faire pleurer, mais bien pour éveiller les consciences.
Nous savons, nous libertaires, que les autorités craignent l'émancipation. La coopération risque d'atteindre la concurrence. L'autonomie risque d'atteindre l'application des compétences voulues par le grand marché. Les anarchistes placent la vie humaine au-dessus de tout. Ainsi, réduire les savoirs à l'utilitarisme de ce qui est attendu par la production, c'est dévitaliser l'acte d'enseigner. Sous prétexte que les enseignants ne peuvent pas faire de politique en classe, alors que les dirigeants politiques réforment sans arrêt l'école, on les prive de leur autonomie, de leur libre arbitre. Les anarchistes comme le souhaite Emma Goldman, se voient comme des guides spirituels. Enseigner les forces libératrices, c'est désobéir aux décorticages des savoirs, à la technicité froide, aux activités sans résonance, à un univers froid qui devient sourd. Appliquer et reproduire contre tout espoir d'une transformation.
Apprendre d'abord aux élèves à avoir confiance en eux, à se battre pour que chacun puisse être libre. Si l'école n'est plus un lieu où les jeunes se sentent en sécurité, en harmonie avec leur entourage, les compétences attendues et formatées ne les rendront pas plus humains. Si le financement de la guerre par l'esprit militariste dominant devient l'objectif premier alors qu'aucun dirigeant européen n'est capable de mettre fin à la guerre entre la Russie et l'Ukraine, quelle est alors la faculté de transformer le monde ils transmettent aux jeunes?
Nathanaël Wallenhorst enseignant-chercheur allemand évoque le concept d'une pédagogie qui développe la résonance, qui favorise la rencontre. Dans l'accélération que nous connaissons actuellement, qui rencontrons-nous réellement? L'école est-elle encore le lieu du vivre - ensemble? Apprendre la relation aux autres, cela est-il encore permis? Si j'affirme que quelque chose ne va pas, c'est que je peux constater que le monde devient sourd quand je vois la détresse de certains adolescents. L'école nécessite un temps long, la démocratie aussi, mais l'accélération a pour conséquence en réatité une stagnation, une impasse. L'école ainsi ne change pas parce qu'aucune décision n'est vraiment prise. Ainsi, Nathanaël Wallenhort explique que pour les élèves issus de milieux plus défavorisés, l'école est un lieu d'aliénation, ils se trouvent dans un espace où ils ne peuvent pas jouer un rôle et exister, ils doivent faire des mathématiques ou de l'histoire alors que rien ne leur parle. L'école est soumise aux pratiques où domine la chosification, dans celle-ci personne ne touche quelqu'un ou ne se laisse toucher. Un mur d'insensibilité se forme. Réagir de façon sensible tel est le défi pédagogique que je partage avec cet enseignant allemand. La froideur de notre univers empêche les rencontres de parvenir à nous. Faire l'expérience d'un poème, ce n'est pas seulement être capable de compter le nombre de strophes, de reconnaître des alexandrins, de le dater, de le reconnaître dans un mouvement culturel, c'est aussi saisir sa force, sentir pourquoi il bouleverse l'ordre du monde.
Les élèves pourraient avoir la chance au cours de leur formation d'être touchés véritablement. Certains enseignants observent des résistances pour faire parler leur classe, parce que les jeunes ne semblent plus avoir une raison d'être là, parce que certains deviennent sourds et ne voient plus rien, si ce n'est des écrans, des centaines d'amis sur leurs réseaux sociaux. Une école idéale ou une éducation idéale comme celle présentée par Rabelais, devrait former un lieu où tous les acteurs s'investissent. Mais la résonance prend du temps dans une société où il faut directement prouver ce qu'on a réalisé. On nous vend des cases à compétences pour atteindre immédiatement les résultats voulus par le capitalisme. La contrainte d'optimisation détruit le temps de la rencontre. Les compétences développées visent l'application et non la transformation. Ces compétences permettent-elles aux élèves de connaître une nouvelle expérience? Est-ce qu'ils sont présents au monde? Est-ce qu'ils se laissent transformer par la musique qu'ils écoutent. On accorde de la place aux processus d'appropriation qui permettent de réussir ce qui est demandé. Je fais de la littérature dans ma classe pour espérer une transformation chez mes élèves. Je ne sais pas trop ce qu'ils en feront, ce que le moment vécu représentera à court terme pour eux. Le processus sera sans doute long. Voilà ce que Nathanaël Wallenhorst appelle la résonance contre l'aliénation. Délivrer sur commande au lieu de ressentir, d'écouter, de recevoir produit une forme d'exploitation de l'homme. Alors l'empathie risque de disparaître au profit des pervers-narcissiques, des dirigeants déconnectés de la vie, de leurs citoyens.
Emma Goldman reprend cette définition de l'anarchiste, il s'exprime par la recherche, l'opposition, la critique, la volonté d'innover, par sa grande curiosité pour les savoirs en mouvement, exprime un respect des autres et un profond sens de la justice. Nous sommes loin de l'image donnée par les autorités. C'est le désespoir qui peut pousser à la violence. L'anarchiste espère pour ne pas être violent. Ce n'est pas l'anarchisme qui pousse donc à la violence mais le sentiment d'injustice. La plupart des anarchistes ont enduré la représsion. Ils ont été arrêtés pour leur pensée avant tout. Certains ont été accusés d'avoir mis des bombes alors qu'ils étaient innocents. Alors le professeur qui plaide pour plus d'harmonie alors que les pouvoirs cherchent à nous diviser est en réalité entré en résistance.
Emma Goldman: Il nous fait être prêts à chaque instant, sur la violence politique - Payot-rivages.
Hartmut Rosa: Accélérons la résonance! Entretiens avec Nathanaël Wallenhorst - Le Pommier.
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