Les normes intégrées sans débat démocratique
L’avenir de l’école par Laurent Berger, le 23 octobre 2023

Photo © Laurent Berger
Roland Gori, professeur de psychopathologie français, développpe sa thèse: nous intégrons des normes que nous digérons sans débat démocratique, sans consultation. Ainsi, les enseignants s'adaptent aux normes successives: travailler pendant les heures de repas, se réunir pendant les récréations, s'adapter aux autistes présents dans leurs classes, voir leurs élèves drogués ou hyperactifs, devoir se suradapter sans formation. J'observe que l'école stagne par manque de renouveau démocratique, car il faut prendre conscience que la culture, l'éducation, la justice sont délaissées au profit de normes qui sont imposées aux individus qui ne choisissent pas leur avenir librement ensemble. Alors, deux choix apparaissent: soit se suradapter, en trichant, en mentant, en devenant insensible, sourd ou alors transgresser pour rejoindre son humanité.
Le pouvoir politique instrumentalise l'école en consultant des experts, ils nous imposent des normes à suivre. Le formalisme remplace la consultation pour normaliser le travail des élèves et des professeurs. Les évaluations externes se succédent et se ressemblent, alors l'entrainement pour réussir ces dernières devient la priorité, si on change de forme lors de la prochaine épreuve, les cobayes échouent. Le conformise culturel vendu provoque une stérilisation de la découverte, de l'imagination, de l'innovation. Roland Gori utilise l'expression de "densité normative" qui ne va forcément pas rendre service aux acteurs de l'école, ne les rende pas plus heureux. L'intrusion de la numérisation formate les rapports humains, les automatise. Le traitement de l'information supplante la réfléxion. L'élève doit capter, repérer les informations essentielles. Alors, l'argumentation, la pensée critique, la création sont délaissées au profit de l'éfficacité à cause de la mise en place de vérification de conformité par rapport au respect de procédures formelles. L'obsession de la notation, de l'évaluation est devenue la norme et a pris le dessus sur le désir de transmission, de l'échange. Surtout l'abandon de la consulation législative provient d'un système qui impose un système normatif de manière insidieuse, progressive. Des médecins derrière leur écran ne touchent plus leur patient.
J'ai déjà déploré l'omniprésence de la triche à l'école provoquée par la surenchère normative qui délaisse le mérite, l'initiative. Respecter l'art des apparences, avoir un très beau cahier des matières, répondre aux compétences assignées, présenter de superbes séquences numérisées mais ne pas développer une réelle présence en classe avec ses élèves, voilà le risque incarné par ce professeur qui s'est très bien adapté au formalisme. Si on incite les élèves à se conformer aux protocoles, ils risquent de se retrouver dépourvus dans des situations plus difficiles. La répétition de la même forme provoque une paralysie s'ils sont controntés à un problème plus complexe, à une diversité plus importante, à un aritiste qui n'entre pas dans une catégorie définie formellement.
La réglémentation du temps de travail des enseignants bloque leur initiative professionnelle. Il est intéressant que les professeurs qui sont sur le terrain ne peuvent que transgresser les règles imposées par les experts défendus par le pouvoir politique. Le système pourrait transformer le créateur professeur en technicien pédagogue. Ainsi, pour reprendre les mots de Gori, le métier d'enseignant se prolétarise dans notre société néolibérale. Comme le préssentait Adorno, il est de plus en plus difficile de rencontrer des gens qui savent raconter des histoires, qui pourraient en sortir une sagesse. L'art du récit se perd au proft de l'information brute. On ne tient plus compte de l'expérience des enseignants qui vivent sur le terrain, les experts programment mieux. Les experts éliminent l'intelligence collective pour répondre aux intérêts de la machine. La finalité de la production capitaliste n'est pas le savoir, mais la reproduction due aux impératifs financiers. Avec une imposture sans gêne on demande aux écoles d'accueillir des enfants aux pathologies spécifiques en supprimant les institutions qui présentent un personnel formé et spécialisé avec le beau discours formel de l'inclusion. Le savoir-faire ne provient plus de l'expérience, de la sagesse des récits, mais bien de la programmation numérique. Nous entrons dans l'ère de la machine où les hommes intègrent des normes pour être à son service. Les décisions que pourraient prendre les enseignants pour l'avenir de l'école sont remplacées par des procédures envahissantes. Le terme pilotage est bien là pour nous le signifier.
L'école est soumise à la logique de l'automatisation et de l'information constantes et aux échanges mondialisés, je rejoins donc l'inquiétude de Gori lorsqu'il avance la disparition de la diversité. Avec les évaluations fabriquées, on a l'impression que les élèves progressent, surtout si leur professeur les a bien entrainés aux procédures convenues. Tout l'apprentissage est dés lors focalisé sur ces procédures qui finiront par lasser tout le monde. Les élèves deviennent non plus des penseurs, mais des instruments, des producteurs, non des penseurs, ils se révèlent dociles ou imposteurs. La rhétorique de l'expertise remplace l'argumentation de l'expérience. L'organisation bureaucratique se répand de telle sorte que plus personne n'est responsable comme dirigeant, c'est la normalisation machinale qui prend de l'importance partout. L'homme se refroidit amputé de sa part de poésie, d'esprit critique, modelé dans une pensée binaire. L'information est révélée aussitôt et présentée comme vrai. Les chemins deviennent de plus en plus courts, les racourcis sont indiqués sur nos écrans. L'élève devient reproducteur à l'abri de sa responsabilité personnelle, il est content d'avoir réussi les épreuves machinalement, il n'est pas vraiment concerné par ce qui se passe.
Le professeur n'est plus de bon conseil, son expérience s'efface devant celle des imposteurs formalistes. Peu importe ce qu'il pourrait communiquer, il est remplaçable comme programmateur. Sa parole n'est plus vivante, sa vérité n'a plus d'importance, sa sagesse est devenue ringarde. Alors les idéaux des philosophes des Lumières de l'émancipation, de la fraternité voulue par le socialisme libertaire, l'autonomie désirée par les anarchistes sont dépassés par la logique du marché. Alors, j'espère pouvoir encore pouvoir transmettre aux élèves le goût de présenter toujours un regard neuf sur le monde, d'être étonné devant les possibles. Nous ne sommes pas dans un monde de choses mais bien dans un monde d'événements, ne laissons pas la machine les contrôler totalement, ne nous laissons pas séduire par un pouvoir anonyme séduisant au moment où les repéres vacillent. Les normes sécurisent pendant les périodes de crise et produisent de nouvelles servitudes. Le savoir qui veut faire totalité n'est pas la connaissance qui accepte la complexité et la nouveauté. Les influenceurs envahissent nos écrans, les suiveurs, les imposteurs, les fraudeurs se répandent. Librement, le spectateur se conforme aux normes avec pour assignation de supprimer les rituels, les traditions, les sagesses, la poésie. Les dominants ont toujours besoin comme l'a signalé Bourdieu de ceux qui nous dictent les conduites à suivre avec des chiffres, des sondages, des cases à remplir, l'humain se transforme en machine numérique. On perd le sens des mots, le sens du commun. La bureaucratie alourdit les charges d'enseignement. L'artiste passe son temps à remplir des dossiers pour espérer exposer quelque part. Les intellectuels s'effacent devant les commentateurs, l'argumentation n'a plus raison d'être, puisque l'information spontanée se présente à nous. La pensée binaire du oui ou non se généralise. La conjonction de coordination n'est plus utilisée. Ainsi, condamner les massacres commis par une organisation terroriste et la vengeance démesurée d'un Etat deviennent inaudibles.
Roland Gori, La Fabrique des imposteurs, Babel, essai 2015.
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