La fin du récit
L’avenir de l’école par Laurent Berger, le 09 décembre 2023

Photo © Laurent Berger
L'école, lieu de formation, en principe, espace où est demandée l'attention et non la fascination. Le récit peut-il encore se raconter? L'écriture à la main dans sa progression et sa construction mentale existe-t-elle encore? L'école numérisée, mise en ligne, avec un ordinateur portable pour chaque élève est-elle souhaitable alors qu'ailleurs on en revient? Le tout à l'écran surtout en primaire est-ce l'avenir prometteur? Les parents ont-ils encore le temps de raconter des récits émancipateurs à leurs enfants. Les enfants qui sont inscrits aux activités diverses parce qu'il faut remplir le temps. Envisager la lecture comme une méditation, un retour vers soi, une attention à soi. Il est déjà agréable de constater que des écoles imposent un quart d'heure de lecture pour tous. La critique du monde moderne ne signifie pas le refus de la modernité. Le détournement de la technologie au profit de l'esclavage de l'individu ne signifie pas le refus de la technologie, mais nous savons comme les industriels la détournent pour notre rendre addictifs.
L'écoute du récit suppose le silence, l'acceptation de la progression, de la pause, elle permet aussi d'entrer dans un univers qui entre en résonnance, les enseignants constatent chez certains élèves une pensée courte, raccourcie, qui ne se réfère à rien, se ce n'est à des impressions immédiates, à des coups d'éclats, à des émotions soudaines, à une pensée binaire. J'entends par fin du récit surtout la fin du récit qui autorise la complexité, la mise en réseau des idées, la confrontation des nuances. L'exigence de la rentabilité donne la faveur au récit court, efficace. Pour comparaison, on peut le vérifier avec le succès de chansons courtes sans introduction qui commencent directement par le refrain. Écouter un long morceau des Pink Floyd n'est plus ce qui est en cours aujourd'hui, trop complexe pour une analyse rapide!
Le récit, tel qu’il a longtemps prospéré dans le monde de l’artisanat – rural, maritime, puis citadin –, est lui-même une forme pour ainsi dire artisanale de la communication. Il ne vise point à transmettre le pur « en soi » de la chose, comme une information ou un rapport. Il plonge la chose dans la vie même du conteur et de cette vie ensuite la retire. Le conteur imprime sa marque au récit, comme le potier laisse sur la coupe d’argile l’empreinte de ses mains(1). W. Benjamin, Œuvres III (1972), Paris, Gallimard, 2000, pp. 126-127.
J'envisage l'enseignant non comme un producteur, ni un animateur mais avant tout comme un artisan qui invite ses élèves à polir leur pierre. Nous pouvons constater une dévalorisation de l'importance de la parole de celui qui transmet au profit de l'expert. Nous pouvons aussi observer que l'agent immobilier remplace l'architecte. Le cours de la parole a baissé pour reprendre une expression empruntée à Roland Gori, psychanaliste, c'est parce que l'expérience n'est plus reconnue.
L'obsession du tout à évaluer, à mesurer empêche la circulation de la parole, la suppression de ce qui fait sens au profit de l'agitation perpétuelle, du bruit omniprésent, de l'interaction permanente, de la réaction immédiate. L'amour de la langue qui permet d'exprimer la vérité tend à être négligé au profit des langues économiques, publicitaires,, langues édulcorées qui cachent la croissance d'un monde qui autorise la violence, l'aggressivité, la disparition de la compassion. Nous sommes une espèce fabulatrice qui mute en intégrant la machine dans notre cerveau. Notre construction mentale nous est volée par le bruit augmenté. L'authenticité de la langue est remplacée par des procédures formelles, par la suprématie de la technique au détriment de la spiritualité. Nous sommes toujours exploités par les dominants mais de manière plus pervere, plus insidieuse.
La liberté du lecteur est mise en danger. L'espace qui lui permet de lire est réduit. Lire dans un train, un bus, un parc alors que des festivités sont organisées, des sons qui sortent des casques, des hauts parleurs détruisent l'existence du silence. La lecture est un recueillement. Donner à lire en classe que ce soit à voix haute ou basse demande l'acceptation de l'attention. Si l'école est retenue dans des protocoles de plus en plus standardisés issus du monde de l'entreprise, elle devient elle-même une machine à produire. Les normes imposées risquent d'industraliser les différentes opérations qui visent uniquement des résultats à court terme. À l'école entrent des visées de plus - value qui ont pour but de faire circuler toujours plus d'informations, de consignes, d'injonctions paradoxales. L'élève deviendrait-il un produit financier comme un autre, une ressource humaine privée de son travail personnel?
Le récit authentique demande patience, lenteur réflexion: la capacité d'entrer dans un autre monde, plus complexe, moins binaire. Ce temps nous est-il encore accordé? Les hommes sont retirés de leur pensée, de leur acte. Si Rimbaud a pu écrire le Dormeur du val à seize ans, c'est grâce à sa volonté de fuguer. Il existe le déserteur de l'armée, il exise aussi le déserteur de l'industralisation, de la numérisation absolue, de la connexion permanente. Au milieu des chiffres, pourrions-nous être encore attentifs aux signes, à la parole vraie, aux coincidences, aux résonnances, aux subtilités, aux nuances, aux raffinements, aux sourires qui nous entourent.
« Le poète est une figure de l’enfant. Le poète, c’est l’enfant en nous, maltraité, écrasé, étouffé, auquel le travail analytique peut, dans le meilleur des cas, redonner vie, redonner droit de cité. […] Conrad Stein.
Le récit permet l'infini des possibles, l'amitié d'Achille et de Patrocle chez Homère, la querelle d'Olivier et de Roland dans la Chanson de Roland, la passion dans la musique de Beethoven. La diversité des récits entendus autorise l'empathie, la rencontre avec des hommes riches d'enseignement. La nécessité de la parole poétique est délaissée par l'omniprésence de la parole brute informative produite par une intelligence artificielle. Bien sûr, au début les hommes alimentent cette intelligence artificielle mais elle pourrait bien prendre le pouvoir à cause de notre naïveté. Je préfère la parole artisanale du conteur, du narrateur, ainsi en classe, je peux laisser tomber la demande du marché de l'emploi pour prendre le temps de raconter un nouveau récit différent de ce qui est entendu habituellement, tant que je conserverai cette liberté, je poursuivrai le chemin initiatique.
Je ne suis pas un expert, ni un influenceur, je ne souhaite pas apprendre aux élèves un langage performatif et je ne serais pas plus rassuré si des entreprises ne recrutaient plus des rêveurs, des poètes, des distraits, des hypersensibles, des "littéraires".
Croire que l'humanité est une donnée acquise est une erreur de jugement, car elle est toujours en naissance, toujours à atteindre; nous ne sommes pas humains nous le devenons. L'humanité n'est pas une essence, un déterminisme, elle est en formation. Nous devons revenir à notre architecture personnelle, à notre artisanat, accepter notre fragilité à l'encontre des machines.
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